Pourquoi il faut laisser les gens crever

J’ai d’abord voulu intituler cet article : « Pourquoi faut-il être un connard ? » mais ce titre provocateur était un peu trop vulgaire, et pas assez précis. Dans cet article, je vais vous expliquer pourquoi il ne faut pas secourir son prochain en Chine.

Certains se souviennent peut-être d’une histoire qui a fait le tour des médias du monde en 2011. À Foshan, dans la province de Guangdong (région de Canton), une petite fille de deux ans s’était faite écrasée par une camionnette, qui avait pris la fuite, puis pendant de longues minutes une vingtaine de passants avaient marché à côté d’elle sans même lui jeter un regard. Elle s’est faite écrasée une seconde fois avant qu’une personne charitable lui viennent enfin en aide. La scène avait été filmée par une caméra de surveillance, et la vidéo largement diffusée avait suscité la colère, la honte et de nombreuses critiques en Chine et à l’étranger.

Alors, pourquoi faut-il laisser crever son prochain ? Voici quelques clés pour comprendre.

Individualisme VS solidarité : on oppose parfois l’individualisme de nos sociétés occidentales, et la solidarité des pays du sud en développement. Certains internautes chinois ont ainsi accusé sur les réseaux sociaux l’esprit occidental capitaliste, matérialiste et individualiste qui s’infiltrait peu à peu dans la société chinoise. Ben voyons… Qu’est ce que la solidarité ? La solidarité se différencie de la charité. La solidarité implique un lien existant entre des individus, contrairement à la charité qui peut s’exprimer envers un inconnu. La solidarité est un lien d’entraide à l’intérieur d’un certain groupe ou d’une communauté. La solidarité familiale existe encore beaucoup en Chine : les liens familiaux restent serrés et l’entraide est de mise. En revanche, on distingue très clairement différents cercles de connaissances. Le cercle familial est le plus proche, ensuite il y a les amis, les collègues, les voisins, les personnes qui interagissent régulièrement, le vendeur d’ananas au coin de la rue… Quand il n’y a pas de lien (quand une personne est en dehors de ces cercles), il n’y a pas de solidarité. Il est facile d’être bon envers une personne qui nous est proche, c’est plus difficile envers un inconnu. En Chine, quand une petite fille inconnue se vide de son sang sur la chaussée à quelques pas de moi, cela ne me concerne pas.

La charité : c’est rendre un service gratuitement et de façon désintéressée à une personne dans le besoin, qu’on la connaisse ou non. En général, face à la personne qui a besoin d’un service, la façon de raisonner en Chine sera la suivante : « Si j’aide cette personne, quel bénéfice (pas nécessairement d’ordre financier) vais-je en retirer ? ». Rendre service gratuitement en Chine, c’est rare si vous ne connaissez pas la personne. Si vous avez regardé la première saison de Pékin-Express en Chine, vous imaginez peut-être qu’il n’est pas difficile de faire du stop gratuitement dans le pays. Désolé de vous dire que tout cela est très largement bidonné (mais vous le saviez déjà, n’est-ce pas ?) Dans la plupart des cas, on vous demandera une compensation, et une compensation financière (car pour revenir à Pékin-Express, certains des candidats essayaient de monnayer leur transport avec des objets en pacotille, d’ailleurs probablement made in China, à la façon dont les Conquistadors achetaient les Indiens d’Amérique avec des bracelets en toc. Ah, ces colons…) Une fois, alors que j’étais à Tagong dans le Tibet oriental avec deux Français, nous nous sommes aperçu que l’un deux avait oublié son portefeuille dans le restaurant d’un village à quelques kilomètres de là (je sais, c’est pas malin). Comme nous y étions allés à cheval et qu’il n’était pas question d’y retourner par le même moyen, nous avons cherché une voiture. Trois jeunes Tibétains sont dans une voiture sur la place, nous leur demandons ne nous y amener en leur expliquant pourquoi nous avons besoin d’eux. Le chauffeur nous demande 10 RMB pour les 3 kilomètres. Bon, c’est aussi cher que le taxi à Pékin, mais pourquoi pas, et nous n’avons pas vraiment d’autre choix. Nous montons. En chemin il demande d’abouler le fric. Je m’aperçois qu’en fait c’était 10 RMB par personne. Encore une fois pas trop le choix donc on paie. Heureusement on retrouve le portefeuille dans le restaurant, une vieille Tibétaine l’avait rangé soigneusement en attendant notre retour. Elle a été récompensée d’un billet rouge (100 RMB) par le Français pour son honnêteté. Ensuite, il a fallu rentrer au point initial. Nous avons repris le même véhicule. J’ai bien vu que le chauffeur attendait à nouveau un petit quelque chose, d’autant qu’il avait bien vu le billet rouge offert à la vieille, bien qu’il n’osât pas demander. Il n’a rien eu de plus.

La peur des arnaques : en Chine, si on vous blesse par accident, le responsable va vous indemniser. Beaucoup profitent de cela pour arnaquer les honnêtes gens. Un jour à Xichang, ma femme conduit une voiture, très lentement, dans une rue assez animée. Soudain une vieille se jette contre sa voiture. Ma femme sort de la voiture, la vieille lui joue une comédie en se tenant le bras, en accusant ma femme de l’avoir percutée, et même de lui avoir roulé sur le pied. Il y en a qui n’ont peur de rien. La vieille demande logiquement une indemnisation financière. Ma femme lui dit calmement : montre-moi ton bras, je vais regarder s’il y a un problème (ma femme est infirmière). La vieille bouge le bras, elle n’a évidemment rien, et encore moins au pied, mais elle insiste en disant qu’elle a mal. Ma femme lui dit : allons ensemble à l’hôpital et faisons un examen (je te le paie), s’il y a un problème, nous verrons. La vieille refuse, elle veut des sous, un point c’est tout. En général, cela se passe ainsi : le chauffeur, un peu paniqué, préfère donner de l’argent (quelques milliers de yuan) et peut repartir. Ma femme se dit : de toute façon si je dois payer, autant payer l’examen à l’hôpital, et au moins la vieille ne touchera pas l’argent. Si elle refuse, j’appelle la police et on verra bien. Heureusement, l’histoire s’est mieux terminée. Il se trouve que ma femme était accompagnée d’une amie, et par chance un oncle de cette amie est passé par là, et comble de chance il connaissait la vieille. Il lui a donc dit de laisser tomber, et chacun est reparti gentiment de son côté. La plupart du temps, on paie et puis c’est tout. C’est encore pire le soir ou la nuit, car on n’est pas sûr de ce qui s’est réellement passé. Là c’était le jour heureusement. Ce genre d’arnaque est extrêmement courant en Chine, c’est arrivé plusieurs fois au troisième oncle maternel à Xichang, mais je crois que je consacrerai un article entier aux arnaques plus tard…

La peur d’être accusé à tort : ce qui retient la majorité des Chinois à venir en aide à une personne en difficulté, notamment quand une vie se joue, ce n’est pas le refus de secourir la personne, c’est la peur d’être accusé à tort. Cette semaine en Chine, je ne sais pas dans quelle ville, un homme circule à moto et voit un vieux tomber. Il s’arrête, descend de moto, aide le vieux à se relever. La famille du vieux arrive et accuse le jeune homme de l’avoir fait tomber. De rien. L’homme assure qu’il n’a rien fait qu’aider le vieux, et donc il veut partir. Mais la famille se montre pugnace et le retient, elle appelle même la police, malgré le témoignage de nombreux passants en faveur de l’homme. Ce dernier appelle un ami pour lui venir en aide. Cet ami se tue sur la route en venant. Voici ce que j’appelle un mauvais karma. Parfois, l’histoire se finit mieux : la police arrive, la personne est accusée, fait une garde à vue, et indemnise son prochain. Deux choses entrent en jeu. D’une part, la volonté de chercher un responsable quel qu’il soit (il faut bien rejeter sa colère sur quelqu’un) et d’autre part le désir suprême d’argent. Je ne connais pas de peuple plus matérialiste que les Chinois. Demandez à un Chinois ce qui est le plus important pour lui, dans plus de 90% des cas, ce sera l’argent. Comme vous le savez, il n’y a pas de pensée plus matérialiste que le communisme. Si vous ne me croyez pas, relisez Marx. Bref, une fois qu’un responsable est désigné, le fait d’avoir un système policier et judiciaire plus que douteux aidant, il est facile de se faire accuser à tort. Alors évidemment, si la famille de la victime vous trouve sur le lieu de l’accident, le responsable est tout désigné ! Si en plus la victime est une personne âgée atteinte d’Alzheimer, vous êtes foutu.

Autre anecdote plus proche mais très similaire (pour vous dire que c’est un grand classique) : l’an dernier à Chengdu, ma femme veut prendre un taxi. Il pleut très fort. Un taxi s’arrête, ma femme monte à l’arrière, alors que le client précédent est encore à l’avant en train de payer. Ce dernier ouvre la portière, une femme qui passait en scooter électrique percute la portière. Là encore, elle fait tout un cinéma pour soutirer quelques sous. L’homme va lui chercher un parapluie quelque part dans un magazin à côté. Ma femme, voyant que l’histoire s’éternise et que le taxi ne partira pas, sort de la voiture. Soucieuse, elle demande à la femme ce qu’elle a. Elle n’a rien évidemment mais continue sa comédie. Bon. Ma femme décide de monter dans un autre taxi derrière. Alors qu’elle s’installe dans la voiture, la femme la retient soudainement et brusquement, l’empêche de partir, là encore malgré les protestations de ma femme. Il a fallu que le chauffeur de taxi intervienne en assurant à la femme que la mienne et l’autre homme n’étaient pas ensemble dans le taxi.

Comme dit le proverbe, fais du bien à Bertrand, il te le rend en cagant.

En Chine, il n’existe pas de non assistance à personne en danger. De ce fait, les passants qui n’interviennent pas devant une personne en difficulté n’ont aucune responsabilité légale. Après l’affaire de 2011, il avait bien été question de donner un cadre legislatif à ce genre de situation, mais cela a été bien vite oublié.

Pour conclure : chacun pour sa pomme ? Cela dépend. Si vous aidez quelqu’un en Chine, assurez-vous qu’il y a des caméras de sécurité, ou de nombreux passants qui pourront témoigner en votre faveur. Je vous parais cynique ? Vous pensez peut-être que je suis un expatrié aigri qui ne fait que cracher sur son pays d’accueil. À ma décharge, j’essaie de ne pas trop céder à cette mentalité. Cela nous est arrivé deux fois à Chengdu de secourir des inconnus. Une fois un mec qui faisait sa crise d’épilepsie sur le trottoir, nous l’avons maîtrisé et ramené chez lui. Une autre fois un mec qui gisait inconscient sur le sol, et qui s’était uriné dessus, nous avons appelé la police et une ambulance, qui d’ailleurs n’était pas ravie de prendre en charge ce mec qui n’avait visiblement rien sur lui (ni argent ni papiers d’identité). Nous n’avons rien fait d’extraordinaire, et je ne m’en vante pas, mais beaucoup étaient passés à côté sans les voir.

Bref, pour finir sur une note positive, je veux remercier tous les Auvergnats de Chine qui m’ont un jour témoigné de la charité :

  • Été 2010 à une bouche de métro à Chengdu. Une pluie torrentielle s’abattait sur la ville et je n’avais pas de parapluie. Une chinoise me voyant dans cette situation m’a donné un de ses parapluies.
  • De nombreuses fois où j’ai pris des trains de plus de 30 heures entre Pékin et Chengdu, des voisins, amis à usage unique, m’ont proposé de partager leur nourriture.
  • Un jour à Pékin, après la visite d’une montagne en banlieue et sans bus pour rentrer en ville, mon ami s’est vu proposer gratuitement le trajet jusqu’à la place Tian An Men.
  • Un jour, j’avais oublié mon téléphone portable dans un taxi. Je me suis appelé un peu plus tard pour récupérer le téléphone, le chauffeur me l’a ramené, pour seulement le prix de la course pour venir jusqu’à moi.
  • Pas plus tard qu’il y a quelques jours une ayi, voyant ma femme enceinte pliée se tenant le ventre, a voulu la conduire à l’hôpital (en fait, elle avait juste envie de faire caca)
  • Tous les autres que j’ai oublié, que Dieu les bénisse.

Pour terminer avec une conclusion bateau, il existe des gens bons comme des gens mauvais dans tous les pays du monde, et sûrement dans des proportions égales. Je ne dis pas que les Français sont plus charitables, je veux juste déconstruire l’idée comme quoi les gens seraient plus altruistes dans certains pays, notamment en voie de développement.

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